Mon parcours de personne non binaire
Dès l’enfance, je savais que je n’étais pas comme les autres. Tous les gens de mon entourage, y compris mes proches, les amis du service de garde à l’école, les enseignants et les étrangers, tenaient pour acquis que j’étais un garçon en raison de mes traits physiques. L’acceptation des personnes LGBTQ+ était bien faible dans le monde au début des années 1990. Le soutien au Pérou socialiste conservateur, là où j’ai vu le jour et grandi, l’était encore plus. Le genre devait être établi en fonction des caractéristiques physiques, plus particulièrement, sur la base des organes génitaux de la personne à la naissance. On est un homme ou on est une femme. Si on se sent différent, c’est un problème qu’il faut régler.
J’ai dû quitter le Pérou quelques décennies plus tard, pour de bon. La discrimination que je subissais en raison de mon identité de genre et orientation sexuelle était si agressive que toute perspective de pouvoir vivre ma vie dans le bonheur et la santé et d’exercer un travail que j’aime était minime, voire inexistante. J’ai posé pied à Montréal en décembre 2013 et avec la liberté et l’acceptation dont j’avais besoin, j’ai finalement réussi à m’engager entièrement sur le parcours de mon identité qui était en suspens à cause des circonstances au Pérou. J’ai toujours été un garçon aux yeux des autres, mais je savais que je n’en étais pas un. Les libertés qu’offre le Canada aux personnes m’ont permis d’explorer mon genre. Je me suis posé des questions. Pourquoi autant de malaise et d'inconfort lorsque je porte un veston et une cravate? D’où vient cette dysphorie lorsque je me regarde dans le miroir et que je vois un visage sombre et masculin me fixer du regard? Pourquoi ce bouleversement lorsque les gens s'adressent à moi en utilisant le « il »?
J’ai découvert peu de temps après que ce que j’ai ressenti toute ma vie ne porte pas qu’un seul nom, mais plusieurs. Mon identité de genre ne faisait pas partie d’une catégorie précise de l’homme ou de la femme. Si le genre est un intervalle où l’homme est à l’opposé de la femme, alors mon identité de genre flotte entre les deux. C’est pour cette raison que je m’identifie en tant que personne non binaire. Non binaire est un terme général. Il y a des personnes comme moi qui utilisent plusieurs autres termes pour s’identifier, chacun comportant des variations d’une personne à l’autre. Certains de ces termes sont du genre queer, genre non conforme, genre fluide, etc.
Deux ans et demi après mon arrivée, j’ai obtenu mon baccalauréat en commerce et marketing de l’Université Concordia, et la promesse d’un avenir radieux. J’ai commencé à chercher un emploi. J’étais très à l’aise avec mon identité de genre, mais ce ne fut pas le cas de nombreux employeurs. J’ai remarqué que les entrevues téléphoniques allaient très bien et que je réussissais presque toujours à me rendre au stade de l’entrevue en personne. Mais les choses changeaient au premier regard des personnes sur moi. Je devais m’habiller comme un homme, avec un veston et une cravate. Je le faisais parce que je tenais pour acquis que les vêtements qui correspondent à mon genre actuel seraient considérés comme étant « non professionnels ». M’habiller comme un homme était si bizarre pour moi que mon inconfort ne pouvait passer inaperçu. Les employeurs étaient eux aussi inconfortables en ma présence. J’ai donc décidé d’ajouter quelques petites touches féminines à ma tenue vestimentaire et de dévoiler mon identité de genre. J’ai décidé que je ne travaillerais pas chez un employeur qui ne peut pas m’accepter pour ce que je suis, que je n’allais pas changer ou me cacher. Après toutes les difficultés auxquelles j’ai fait face, seulement à cause de la personne que je suis, et après toutes les années et tous les efforts pour retrouver mon estime de soi et aimer la personne que je suis, j’ai décidé que ma dignité humaine n’était pas négociable.
J’ai commencé à me présenter comme étant une personne non binaire aux employeurs et l’hypothèse voulant que se vêtir conformément à mon genre ne soit pas accepté fut confirmée. Voici quelques exemples de commentaires à mon égard :
- À l’extérieur du bureau, tu peux faire ce que tu veux de ta vie, cela ne nous regarde pas, mais ici tu dois te vêtir de manière professionnelle.
- Ne t’inquiète pas! Notre chef de la direction et sa femme sont des mordus de la mode.
- C’est correct, mais ton bureau sera derrière ces plantes et des clients entrent et sortent de ce côté et nous te serions reconnaissants de ne pas porter des talons hauts. Cela pourrait les distraire du but de leur visite professionnelle.
- Est-ce que tu vas porter une jupe? C’est que nous sommes majoritairement des hommes ici, et nos clients aussi. Je ne veux pas avoir le sentiment de toujours devoir te protéger des moqueries, tu comprends? Ce n’est pas sain pour personne.
- C’est cool, trois de nos employés sont gais! Mais ils ne s’habillent pas en femme.
- Pourvu que tu n’utilises pas les toilettes des hommes. Mais les femmes pourraient être mal à l’aise.
J’ai cherché longtemps et j’ai finalement trouvé une annonce d’une entreprise de technologie qui était à la recherche d’un gestionnaire de bureau. Je n’avais jamais occupé ce type de poste, mais le travail avait l’air amusant, il semblait me convenir parfaitement et l'atmosphère de travail apparaissait agréable. J’ai failli ne pas présenter ma candidature. Presque tous les autres endroits où j’ai présenté une demande d’emploi semblaient de bon augure ... mais sans succès. De plus, qui allait m’embaucher dans une entreprise de technologie? J’ai mis l’annonce de côté. Ensuite, j’ai réalisé que je n’avais rien à perdre. Alors j’ai présenté ma demande d’emploi. Une journée ou deux après, je reçois un appel et ensuite j’ai passé une entrevue qui a tout changé. J’étais très à l’aise de parler à Peter, le gestionnaire de bureau en poste que je remplacerais puisqu’il était affecté à un autre poste. Et lorsque j’ai parlé à Carol, la gestionnaire communautaire, je n’ai pas senti le besoin de lui dire que j’étais une personne non binaire. D’une certaine manière, j’ai senti qu’ils étaient tous les deux à l’aise avec cela. Quarante-huit heures plus tard, on m’offrait le poste. J’ai commencé le lundi de la semaine suivante. Je n’arrivais pas à croire que Peter et Carol aient pensé à me demander quel pronom ils devaient utiliser pour moi. Je me sentais en grande sécurité et on acceptait la personne que je suis.
Et voilà que mon parcours dans l’intervalle des genres est passé de « classe économique » à « première classe ». J’avais tout d’un coup plein d’alliés qui m’entouraient. Ils acceptaient la personne que je suis, je pouvais m’habiller en fonction de mon identité de genre sans subir de jugements. J’ai porté des talons et des perles et personne n’a rien dit. Ma réalité est devenue ce que je n’aurais jamais pu imaginer possible dans ma vie. Non seulement j’avais des collègues de travail, des patrons et des mentors, mais aussi des amis et des alliés, je travaillais dans un environnement sécuritaire et je pouvais être moi-même. C’est tellement important pour une personne non binaire de se retrouver dans un environnement sécuritaire pour s’épanouir et prospérer. L’impact de CloudOps dans ma vie fut tellement grand que ma famille et mes amis à l’extérieur du bureau ont remarqué un changement majeur chez moi. Je démontrais plus de confiance et d’amour, et je m’acceptais. J’ai un travail et une nouvelle famille et je ressens beaucoup de valorisation, pas malgré mon identité de genre, laquelle n’est qu’une petite partie de ce que je suis, mais pour la personne que je suis.
Retournons de nouveau à juillet 2020. J’en étais à un point sur mon parcours d’identité de genre où un changement de nom s’avérait nécessaire. Je ne voulais plus signer « Carlo » dans mes courriels et je ne voulais plus que les gens me répondent en s’adressant à monsieur Carlo. De plus, l’étape marquante que je venais de franchir exigeait un nouveau nom pour correspondre entièrement à mon identité de genre, et aussi, à mon identité en tant que personne. J’ai parcouru le Web pour trouver des noms unisexes et leur signification et j’ai finalement opté pour « Ariel ». Ce nom est d’origine juive et était auparavant utilisé au masculin, mais il est devenu unisexe (comme moi). Il signifie lion ou lionne de Dieu. J’ai choisi ce nom en l’honneur de ma grand-mère; elle s’est chargée de mon éducation, elle me protégeait et était une brave lionne qui a fait de moi une lionne également. J’ai aussi pris son nom de famille. Et j’ai eu une autre surprise lorsque je l’ai annoncé à Cristina, notre vice-présidente Gens et culture. CloudOps est un endroit tellement bienveillant au sein duquel travailler et elle était encore plus prête que moi à changer le nom.
Nous avons changé mon nom et l’avons annoncé de manière particulière. Cristina voulait que je choisisse quelqu’un pour me présenter au compte rendu de l’entreprise du vendredi. Le choix fut facile : Ian, notre chef de la direction. Il fut mon mentor, il était toujours disposé à me soutenir et il s'assurait que j’avais tout ce dont j’ai besoin pour bien faire mon travail, ce qui est très important pour moi. Je ne pouvais choisir quelqu’un d’autre. Alors, vendredi est arrivé et Ian a fait la présentation. J’ai annoncé le changement de mon nom et la nouvelle fut accueillie à bras ouverts. J’ai remercié les membres de l’équipe pour leur soutien. Selon ma perspective, j’ai fait la moitié du travail en changeant de nom et en franchissant toutes les étapes requises pour légaliser le changement. Mais l’équipe a fait l’autre moitié du travail en m’acceptant pour ce que je suis et en me considérant comme une personne entière, sans me réduire à mon identité de genre, laquelle n’est qu’un aspect de « mon moi » très complexe. Cette acceptation a ouvert la voie pour que je m'accepte et aime la personne que je suis, et a amené ces sentiments à des niveaux que je n’aurais jamais crus possibles.
Ariel Zolezzi
Ariel Zolezzi occupe le poste de gestionnaire de bureau chez CloudOps et travaille fort pour maintenir l’équipe heureuse et en santé. Elle est une personne non-binaire qui s’enrichit d’expériences humaines depuis le début des années 90. Quelques-uns de ses passe-temps sont de déambuler dans les rues de Montréal, d’explorer son côté spirituel et de regarder de vieux films hollywoodiens en compagnie de ses chats.